Un deuxième texte très récent de Ian Bogost (2010) sur le jeu-documentaire peut nous venir en aide dans cette dissection de la rhétorique procédurale avec Newsgames: Journalism at Play. Le chapitre 4 Documentary réévalue le potentiel persuasif des jeux vidéo par rapport à la réalité temporelle créée. Notre problématique pourrait alors se reformuler ainsi: les jeux vidéo peuvent-ils représenter le passé en plus de l’actualité (de la même manière que le cinéma ou la photographie) au point d’être enregistrés pour la postérité comme véhicule portant une certaine réalité? Bogost précise que pour répondre par l’affirmative, les jeux vidéo devraient montrer non pas la perfection ou le réalisme visuel d’une expérience mais surtout les essais, échecs et difficultés rencontrées au cours de cette expérience. Il ne s’agit plus de raconter une histoire réaliste mais de donner au joueur des verbes d’actions réalistes. Afin de montrer clairement que l’apparente objectivité du documentaire est en fait une illusion, Ian Bogost ajoute que nous avons pu constaté la manipulation effectuée par certains documentaires comme ceux de Michael Moore. En effet, le film documentaire est un mode cinématographique représentant une réalité qui, certes, est ancrée dans le monde réel et théoriquement sans intervention de la part de l’équipe de tournage sur le déroulement de l’action, mais crée pourtant une réalité subjective. Face à la problématique de persuasion et de création d’une réalité subjective par le genre documentaire, Bogost recense trois réalités que des jeux-documentaires peuvent utiliser: une réalité spatiale, une réalité opérationnelle, et une réalité procédurale.
Tout d’abord, Ian Bogost note que pour créer au cinéma une réalité spatiale il faut méticuleusement prévoir chaque plan afin que l’oeil du spectateur puisse construire progressivement la structure de l’espace et des volumes sans être dérangé par les différents jump cuts, en respectant des règles bien précises telles que la règle des 180º lors du cadrage de personnages en train de dialoguer. À l’inverse, en jeu vidéo le joueur bénéficie d’avantages indéniables car il possède la plupart du temps un espace navigable: nativement certains jeux ne sont constitués que d’un seul plan séquence (pas de jump cut), dont la continuité est synonyme de perception de l’espace ininterrompue, donc très cohérente et aisément navigable. Très souvent (maintenant depuis le début des années 1990) l’espace de jeu peut être représenté en 3 dimensions, dimensions qui sont facilement compréhensibles par l’humain avec la plupart du temps une caméra sur six axes plus flexible qu’une Steadicam. Un exemple concret de cette utilisation est donné avec Berlin Wall, une carte disponible pour le jeu vidéo Garry’s Mod. Ce niveau tente de recréer le sentiment vécu par la présence de l’immense mur de Berlin érigé en 1961. La procéduralité de ce niveau encourage le joueur à explorer les différentes manières de traverser le mur, que ce soit via les tunnels clandestins, les points de passage, ou par dessus le mur. Bien qu’après avoir exploré ces possibilités procédurales le joueur ne ressente toujours pas le sentiment de peur au moment des traverses, la carte parvient à complètement transmettre dans la tête du joueur le mur et son espace ainsi que les possibles ouvertures pour traverser, synonyme d’un rappel historique important à conserver pour la postérité.
Deuxièmement, Bogost précise que la réalité opérationnelle est une réalité qui “recrée les évènements eux-mêmes”, de sorte que le joueur s’immerge dans la réalité d’évènements historiques tels qu’ils ont été rapportés, au lieu d’explorer librement toute possibilité. Cette notion est facilement compréhensible grâce à l’exemple de 9-11 Survivor, où le joueur se met dans la peau d’un employé de bureau bloqué dans une des deux tours des attentats du 11 septembre et vit par procuration un destin généré aléatoirement. Comme 9-11 Survivor colle à la réalité des évènements historiques, le jeu-documentaire gagne de ce fait une véracité supplémentaire non négligeable. En effet, le joueur n’a accès qu’aux verbes d’action qui caractérisent cet évènement historique: évacuer par les escaliers ou bien sauter depuis le haut du bâtiment en faisant face à sa propre mort. Le jeu-documentaire démontre ainsi la réalité opérationnelle de ces attentats en ne proposant que les possibilités liées à l’horreur de lutter pour sa survie face à sa mort certaine, et transmet ainsi un rappel de la rhétorique de l’horreur vécue par ceux qui furent bloqués. Ce rappel est ici une preuve que ce jeu-documentaire mériterait d’être enregistré pour la postérité comme une des réalités de ces attentats.
Troisièmement, la réalité procédurale (similaire à la procéduralité dans Persuasive Games), est alors définie par Bogost comme l’interaction avec les comportements qui composent les systèmes gouvernant les évènements. C’est ici que Bogost demande légitimement comment un jeu vidéo peut toujours transmettre une réalité historique (signe distinctif de documentaire) si le jeu permet au joueur d’agir et de modifier les évènements qui se déroulent jusqu’au point où les évènements majeurs peuvent ne plus survenir. C’est avec le fameux Who, What, Where, When, Why and How que Bogost décortique cette problématique de procéduralité capable de documenter historiquement: alors que le journaliste d’investigation Gene Goltz dans les années 60 a reçu le prix Pulitzer pour son travail de documentaire sur la corruption du gouvernement à Pasadena qui exposait avec véracité des détails spécifiques et des faits indéniables de corruption (What, Where, When, Why), ce travail ne permettait pas de connaitre les raisons du problème (How) et comment il s’est mis en place dans la structure sociale qui était présente à ce moment. Bogost fait donc une forte distinction entre la “description d’injustices spécifiques [et les] discussions des processus généraux qui causent ces injustices”. En ce qui concerne le jeu vidéo, il est certes possible d’exposer un problème à travers des exemples concrets persuasifs (What, Where, When, Why). Mais c’est la capacité de faire comprendre les effets de causalité dans un problème (le How) ainsi que la compréhension de la complexité du système qui est rendue possible par la propriété de procéduralité propre à l’informatique et au jeu vidéo. Autrement dit, le joueur d’un jeu-documentaire procédural est en effet capable non seulement de comprendre les tenants et aboutissants du problème (What, Where, When, Why) mais aussi les causes, les conséquences et le système dans lequel le problème est survenu (How).
Ian Bogost exemplifie l’argument de réalité procédurale qui non seulement ne nuit pas au caractère documentaire d’un jeu vidéo mais à l’inverse peut bénéficier d’une compréhension accrue du problème grâce à cette procéduralité par le biais du jeu vidéo Freedom Fighter '56. En effet, le joueur a pour objectif de mener l'insurrection en fournissant un soutien vital. Il doit choisir différentes actions qui comportent différentes conséquences, et ces choix renforcent la rhétorique de ce documentaire de révolution qui gonfle. Entre autre, le joueur doit persuader de nouveaux participants pour faire grandir l'insurrection grâce aux objets qu’il a ramassés lui-même auparavant. Lorsque le joueur revit l'insurrection vers le parlement, il a aussi le choix de suivre le chemin historique ou d’en prendre un autre. Suivant ces choix, le joueur pourra être un témoin actif (ou non) de certains évènements historiques tels que la chute de la statue de Stalin, ou la grève générale des travailleurs et donc de la montée organique de cette insurrection.
Avec tous ces exemples il est maintenant clair qu’il est possible de construire des jeux vidéo qui facilitent la compréhension du joueur-lecteur contemporain des processus sérieux que ce soit politique, économique, ou autre (The Howard Dean Campaign Game, Civilization). Il est aussi clair que grâce à la rhétorique procédurale les jeux vidéo peuvent défendre une opinion (biaisée ou non) sur un thème précis d’actualité (September 12th). Bien que nous n’ayons pu répondre à la possibilité que les jeux vidéo soient capables de faire augmenter les taux de participation ou d’engagement politique ou citoyen, nous avons quand même pu aller plus loin à nouveau avec Ian Bogost. En effet, non seulement le jeu vidéo peut persuader des joueurs sérieux sur des thèmes d’actualité, mais nous avons aussi pu constater que le jeu vidéo peut être “la mémoire des sociétés démocratiques” dixit Patricio Guzman, c’est-à-dire le véhicule interactif du réel à l’écran en tant que jeu-documentaire sur des évènements révolus. Cet élément de mémoire de la société via le jeu-documentaire peut se concrétiser en trois formes de réalité: une réalité spatiale, une réalité opérationnelle, et même bénéficier de réalité procédurale, propre à l’informatique. Stefanie Olsen a écrit à propos des jeux sérieux que la “meilleure manière de changer le futur est de pouvoir jouer avec ce futur avant qu’il n’arrive”, argument qui peut aussi s’appliquer pour éviter que le passé ne se répète dans le futur. Mais il semble encore que le public n’est pas totalement prêt à recevoir des jeux vidéo persuasifs capables de documenter ou d’explorer des sujets très controversés comme Super Columbine Massacre RPG que ce soit passé, présent ou futur.
Bogost, Ian. Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames. The MIT Press, 2007.
Bogost, Ian. Newsgames: Journalism at Play. MIT Press, 2010.
Diamond, Jared. De l’inégalité parmi les sociétés. Gallimard, 2000.
MicroProse. Civilization (jeu vidéo). MicroProse, 1991.
Persuasive Games, The Howard Dean for Iowa Game (jeu vidéo), 2003.
Gonzalo Frasca, September 12th (jeu vidéo). Newsgaming, 2001.
Stene, Berlin Wall map, Garry’s Mod (jeu vidéo), 2008.
Jeff Cole, Mike Caloud et John Brennon, 9-11 Survivor (mod du jeu vidéo Unreal Tournament 2003), 2003.
Lauer Learning, Freedom Fighter '56 (jeu vidéo). Lauer Learning, 2007.